XXe siècle n°53

consentante, vaincue et célébrée dans sa défaite par le regard généreux et paternel des hommes. La peinture de Lindner tire son pouvoir de fascination de cette substitution au rôle mythique dévolu si longtemps à la femme : seuls quelques écrivains, jusqu’à Nabokov, ont su le devancer dans ce domaine, où la Juliette de Sade fut la première à annoncer au monde occidental la fin du mythe de l’homme chargé de tous les pouvoirs, magnanime et juge suprême.
Décor de bar ou de night-club, le soleil et la lune ne sont plus, dans l’œuvre de Lindner, que les symboles abstraits dont s’entourent des sociétés et des peuples qui ont adopté l’artifice comme règle quotidienne de vie. Les couples y sont comparables aux images publicitaires destinées à mettre en valeur un sac, un gilet, un chapeau melon, une coiffure ou une cravate, et où les modèles ne prennent que les poses de la complicité, théâtralement, face à l’objectif. Rien ne les relie, sauf ce théâtre et l’artifice même de leur déguisement. On les dirait décidés à ne rien laisser transparaître de ce qu’ils sont réellement, comme si leur réalité psychologique s’effaçait au bénéfice des apparences du mystère de la complicité amoureuse et sexuelle. Personne ne saurait dire, devant un tableau de Lindner,  qui sont exactement ses personnages : des

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hommes élégants jouant aux maquereaux et aux gangsters, des femmes bourgeoises jouant aux putains et aux écuyères, ou des gangsters et des putains véritables. Le théâtre de la représentation fait sauter, ici, la limite objective de chaque classe sociale: ces personnages, qui incarnent pourtant une époque, ne correspondent à aucune donnée historique et sociale particulière : le New York des années soixante et soixante-dix s’y superpose au Berlin des années vingt, le lumpenprolétariat à l’aristocratie, et la crapulerie à la sophistication, comme les stands de la foire à la douleur et à la solitude dans une chambre vide.
Richard Lindner est un voyeur des grandes villes il y guette partout ce qui pourrait l’émouvoir, et tandis qu’il parle à ses convives au restaurant, il jette de furtifs coups d’œil vers les tables voisines. A New York, il aime se placer devant l’escalier qui descend au sous-sol de « La Brasserie », de manière à ne rater, à partir de minuit, l’entrée d’aucun des maquereaux noirs et des solennelles prostituées en robe de soie et vison blanc qui les y accompagnent. Toutes les anecdotes portant sur la vie des couples le passionnent. Il s’y intéresse au moins autant, sinon plus, qu’à la vie sociale des peintres, à moins qu’il ne soit question de personnalités extravagantes et fortes,  comme  celle

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consentante, vaincue et célébrée dans sa défaite par le regard généreux et paternel des hommes. La peinture de Lindner tire son pouvoir de fascination de cette substitution au rôle mythique dévolu si longtemps à la femme : seuls quelques écrivains, jusqu’à Nabokov, ont su le devancer dans ce domaine, où la Juliette de Sade fut la première à annoncer au monde occidental la fin du mythe de l’homme chargé de tous les pouvoirs, magnanime et juge suprême.
Décor de bar ou de night-club, le soleil et la lune ne sont plus, dans l’œuvre de Lindner, que les symboles abstraits dont s’entourent des sociétés et des peuples qui ont adopté l’artifice comme règle quotidienne de vie. Les couples y sont comparables aux images publicitaires destinées à mettre en valeur un sac, un gilet, un chapeau melon, une coiffure ou une cravate, et où les modèles ne prennent que les poses de la complicité, théâtralement, face à l’objectif. Rien ne les relie, sauf ce théâtre et l’artifice même de leur déguisement. On les dirait décidés à ne rien laisser transparaître de ce qu’ils sont réellement, comme si leur réalité psychologique s’effaçait au bénéfice des apparences du mystère de la complicité amoureuse et sexuelle. Personne ne saurait dire, devant un tableau de Lindner,  qui sont exactement ses personnages : des

hommes élégants jouant aux maquereaux et aux gangsters, des femmes bourgeoises jouant aux putains et aux écuyères, ou des gangsters et des putains véritables. Le théâtre de la représentation fait sauter, ici, la limite objective de chaque classe sociale: ces personnages, qui incarnent pourtant une époque, ne correspondent à aucune donnée historique et sociale particulière : le New York des années soixante et soixante-dix s’y superpose au Berlin des années vingt, le lumpenprolétariat à l’aristocratie, et la crapulerie à la sophistication, comme les stands de la foire à la douleur et à la solitude dans une chambre vide.
Richard Lindner est un voyeur des grandes villes il y guette partout ce qui pourrait l’émouvoir, et tandis qu’il parle à ses convives au restaurant, il jette de furtifs coups d’œil vers les tables voisines. A New York, il aime se placer devant l’escalier qui descend au sous-sol de « La Brasserie », de manière à ne rater, à partir de minuit, l’entrée d’aucun des maquereaux noirs et des solennelles prostituées en robe de soie et vison blanc qui les y accompagnent. Toutes les anecdotes portant sur la vie des couples le passionnent. Il s’y intéresse au moins autant, sinon plus, qu’à la vie sociale des peintres, à moins qu’il ne soit question de personnalités extravagantes et fortes,  comme  celle

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